« Si je commence à tracer un trait il n’y a pas de raison de s’arrêter sauf de le tracer autour du monde, qu’il devienne un cercle ».
On m’a dit qu’à l’époque de Jules Verne, on envoyait les personnes faire le tour du monde pour qu’elles trouvent leur centre.
J’ai pensé : faire le tour en traçant un trait, c’est arriver au cercle et savoir peut-être où l’on se situe par rapport à lui.
C’est l’aspect obsessionnel de mon travail, la recherche sans fin, mon doux acharnement à disséquer l’indissécable qui me conduit à envisager ce projet comme une juste continuité.
Au départ il y a le point A (Marseille) ; à l’arrivée il y a toujours le point A.
Entre il y a eu l’expérience radicale du trait qui tend au cercle. (« L’absence de cercle est maladive pudeur du trait » Edmond Jabès.)
De A à A naît le film.
J’ai filmé pendant un an, un homme traçant un trait partout où il est passé sans jamais s’arrêter. Parler de continuité. Notion déjà abordée dans mon travail.
" La vie est un continuum sans commencement ni fin. Elle n’avance pas vers un but ultime. C’est une déambulation, un pèlerinage qui est sa propre raison d’être, une danse sans autre justification que le plaisir de danser."
O. Rajnesh.
L’expérience liée à l’espace et au temps a été nourrie quotidiennement par ce que nous sommes (celle qui filme et celui qui est filmé), ce que nous découvrons et qui nous modifie, ce que nous devenons.
Filmer en temps réel la métamorphose de deux êtres humains liée à la construction du cercle ou du moins à son désir. « Le trait est désir exaucé d'un point pour un autre point (…) la lisibilité du trait est lisibilité du désir » E. J. J'ai filmé et monté au fur et à mesure du voyage.
Parler de peinture en choisissant de tracer un trait à la craie ou tout autre matériau qui s’efface ; ne pas résister au temps ; s’inscrire dans l’instant et disparaître. Ne pas peindre pour ne pas rester. Tracer l’éphémère.
La vidéo est un observateur de l’action de tracer. Comme l’outil du chercheur, elle répertorie, étudie l’évolution de l’acte sur le sujet et l’environnement filmés.
Filmer, c’est déjà sélectionner, choisir. Ne pas tomber dans le piège du cadre et préférer jouer avec lui. Lorsque je filme, j’essaie constamment de sortir du champ convenu, attendu du cadre pour m’en libérer (chute de caméra, course, bougé…).
Filmer, c’est croire que l’on s’approprie partiellement, c’est piéger, encadrer une partie du tout.
Filmer, c’est donner à voir, à entendre au spectateur comment j’appréhende la réalité.
En vous filmant je vous dis qui je suis. La caméra est une extension de mon regard et de ses choix. C’est aussi une extension de mon corps et de ses mouvements.
Faire corps avec la matière. L’homme qui trace le trait est sculpteur, le monde est matière et la craie est l’outil qui les relie.
Sorte de tag mondial. Ouvrir l’espace réservé au tableau à celui du mur et puis du mur à la rue et de la rue au monde.
Cette rencontre entre le support (le monde), l’acteur (celui qui trace), l’outil (la craie) et le témoin (la caméra) est aussi un espace de parole.
Tracer un trait est radicalement une contrainte ouverte à la parole, au geste, à l’écriture, comme au silence ou à l’absence de geste.
Le trait que je trace est multiple et unique à la fois. Il est la ligne d’effleurement du funambule sur son fil, du cocaïnomane sur sa paille, de corps qui se touchent, du sage qui médite, du déséquilibre qui veut raisonner l’équilibre…
J’ai pensé : filmer, c’est garder une trace ; ici justement c’est garder une trace de ce qui est voué à ne pas en laisser.
Et puis en fin de parcours, mon travail (la moitié du film) m’a été volé. Alors j’entrevois maintenant grâce à ce « vol », la juste raison de ce projet.
Etrange paradoxe de vouloir garder à tout prix une trace de ce qui est voué à disparaître. Pour dépasser ce paradoxe, j’ai du vivre l’étape difficile de la disparition matérielle de ma production.
Le trait ne m’a pas échappé, il ne m’appartiend pas. Il a continué sa route dans les mains même des voleurs. C’est au moment où la matérialité du projet m’échappe (Londres, mai 04) qu’il trouve vraiment son (en)vol. Ce trait est le lien qui me relie au monde et aux gens. Voilà pourquoi je propose de partager cette expérience avec d’autres artistes, des étudiants…
Le projet devient tout doucement une sorte de chaîne humaine de continuité. Sa véritable résonance est dans cette forme d’errance, de rencontre et de partage. Mixité naturelle.